L’écho du Berry du 12/11/2017 : Rencontre avec Philippe Gillet

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QUELS CONTENUS SUR CE BLOG D’HISTOIRE ET DE GASTRONOMIE ?

L’histoire du goût et des habitudes alimentaires

Livres et articles sont le socle de mon travail. Une liste exhaustive de mes publications est consultable en cliquant ci-dessus sur l’onglet « Livres et articles ». Je m’efforce également de publier des textes en libre accès sur ce blog, à la suite de cette introduction. (Titres à droite de ce texte sous « Articles récents »).

Toutefois, je recherche aussi souvent que possible, le contact direct avec le public.

Ce contact direct a pour cadre mes conférences, et conférences dégustations, (voir l’onglet « Conférences »). C’est aussi le cas lors de reconstitutions de gastronomie historique, (voir l’onglet « Reconstitutions historiques »). Elles sont réalisées à l’initiative d’institutions publiques, d’entreprises ou de commanditaires privés. Mises en place en collaboration étroite avec des professionnels des métiers de bouche, ces reconstituions permettent une rencontre forte et conviviale avec l’histoire du goût et des habitudes alimentaires.

Si vous êtes intéressé par l’une ou l’autre de ces prestations, veuillez me contacter par mail : pgillet64@gmail.com

Philippe Gillet

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TRADITIONS ET FORMATIONS DANS LES METIERS DE L’HOTELLERIE ET DE LA RESTAURATION.

Invité le 25 novembre 2011 aux « Rencontres François Rabelais » organisées par l’Institut d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation de Tours, j’ai été amené à intervenir au sein d’une table ronde intitulée : « De l’apprentissage à l’école hôtelière : trente mille ans d’histoire ».
30 000 ans d’histoire ! Vaste programme ! Pour ne pas dire véritable vertige ! Considérer un aspect de la vie des hommes en société, quel qu’il soit, sur une telle durée semble pouvoir être  l’œuvre d’une vie. Je l’avoue, une telle ambition avait bien failli me faire déclarer forfait. Et puis je m’étais dit que face à une cette perspective, toutes les possibilités semblaient ouvertes, pour peu qu’on reste modeste sur la période à considérer et, au contraire, un peu ambitieux sur le thème qui pouvait y être mis en valeur.
J’ai donc choisi de me concentrer sur des limites chronologiques pouvant paraître relativement restreintes au sein d’un tel projet. Il s’agit de la période qui nous sépare de la fin du XVIIe siècle. A mon échelle, ce sont les époques historiques que je connais le moins mal. En revanche, l’envie m’a pris de faire, sur l’ensemble de cette période, certaines comparaisons peut-être un peu inattendues.
Je propose en effet d’observer d’une part, les remarques que j’ai pu relever ici et là à propos des traits saillants du caractère des aubergistes tel qu’il est décrit dans les sources depuis le XVIIe siècle, et de les comparer, d’autre part, avec certaines conclusions que j’ai pu tirer de mon expérience d’enseignant auprès d’étudiants dans un cursus de licence professionnelle hôtellerie restauration. Il s’agit plus précisément d’une licence professionnelle en alternance dite de Techniques de Commercialisation des Produits de l’Hôtellerie Restauration. Cette formation est dispensée à l’Institut Universitaire de Technologie de l’université de Paris XIII à Saint Denis. Département 93.
De ces comparaisons entre les aubergistes du temps passé d’une part, et les étudiants du temps présent d’autre part, il s’agirait de tenter de faire émerger des traits de mentalités, de sensibilité même, qui peuvent avoir quelques ressemblances, et ce malgré les siècles qui les séparent. Et puis bien entendu, il s’agira de voir ce qui peut être dit sur ces traits de mentalités à propos de la transmission des valeurs de ces métiers de l’hôtellerie et de la restauration.
Je commencerai par parler de ce personnage particulier : l’aubergiste. Lorsqu’on s’intéresse d’un peu près à l’histoire du goût et des habitudes alimentaires, il émerge de façon assez récurrente dans les sources historiques. On le retrouve dans des témoignages divers, tels que les récits de voyageurs, les mémoires, mais également dans des œuvres de fiction, œuvres théâtrales notamment, où il est parfois peint, pour ne  pas dire croqué, avec une certaine finesse et sous des traits souvent si ressemblants d’un texte à l’autre, qu’on finit par voir ces portraits comme des clichés, mais des clichés révélateurs. Pour parler vite l’aubergiste semble avoir été alors, une sorte de type social bien particulier des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, qu’on retrouve également parfois, mutatis mutandis, dans les sources du XXe siècle.
Comment le définir ?
Les conditions générales de travail d’un aubergiste ont eu longtemps beaucoup à voir avec celles d’une catégorie socioprofessionnelle littéralement pléthorique dans ces temps anciens, je veux parler de la domesticité. La domesticité prise dans son sens le plus large, c’est dire depuis les intendants de grands domaines jusqu’aux plus humbles des palefreniers. Pour mémoire rappelons que les domestiques sont souvent décrits de façon assez ambiguë et même parfois péjorative dans les sources de l’époque. Je ne prendrai pour exemple que certaines remarques qui les confondaient avec les enfants et les femmes au sein d’une catégorie définie ainsi : les femmes les domestiques et les enfants, « celles et ceux qui ne se gouvernent pas »
J’avais relevé cette remarque faite à propos de la piquette, cette boisson fabriquée à partir du moût de raisin ayant servi à la fabrication du vin, sur lequel on jetait de l’eau afin de confectionner une boisson ayant une faible teneur alcoolique. L’auteur destinait cette boisson à « celles et ceux qui ne se gouvernent pas », c’est-à-dire les enfants, les femmes et les domestiques, comme je l’ai dit plus haut. Ce qui m’avait frappé c’est que j’avais lu quelque chose de semblable dans une source anglaise à propos de ce qu’on appelait the Small beer – la petite bière – boisson à faible teneur alcoolique. Observés depuis ces points de vue, les domestiques ne s’appartiennent pas car ils dépendent de celles et de ceux qui les emploient : leurs maîtres.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos aubergistes.
Les formes extérieures de leurs conditions de travail ressemblent bien à celles des domestiques mais leur statut est tout autre.
L’aubergiste est indépendant, « à son compte » dirait-on aujourd’hui. Il a ainsi conquis une véritable liberté et il tient à ce que cela se sache. On le dépeint souvent sous les traits d’un homme ou d’une femme, au caractère bien trempé et à l’humeur devenant vite ombrageuse. En France, mais aussi ailleurs en Europe, les récits de voyage, par exemple, fourmillent d’anecdotes au sujet de propos très vifs tenus lors de querelles entre clients et patrons (ou patronnes) d’auberge. (J’insiste sur cette mixité, cette parité même parfois). Dans certains cas, les portraits littéraires de  l’aubergiste ont quelque chose à voir avec celui de l’esclave affranchi, tel que le dépeignait Petrone dans le Satiricon, sous les traits de Trimalcion… On sent que les auteurs qui faisaient cette comparaison avaient eu affaire personnellement de manière un peu chaude avec un ou une aubergiste, et qu’ils en gardaient une rancune tenace envers l’ensemble de la profession…
On peut caractériser de façon variée ces traits de caractère. Pour ma part j’y vois d’abord de la fierté, et la fierté est un sentiment noble, Chez l’aubergiste il pourrait s’agir de la fierté de s’être arraché à sa condition, de s’être élevé, d’avoir gagné son indépendance, sa liberté, d’être « maître chez soi » comme on disait alors, et cette fierté aurait généré une sorte de susceptibilité à fleur de peau lorsqu’elle se voyait ignorée, voire méprisée.
Quel rapport me direz-vous avec les étudiants d’aujourd’hui, tels que je les ai côtoyés ?
J’y viens. Mais je vais d’abord en dire deux mots de ces étudiants. Qui sont-ils ? On peut les répartir en deux catégories. La première regroupe celles et ceux que j’appellerai « les professionnels » ; selon les promotions, elle peut concerner entre 40 et 80 % des effectifs. Ces étudiants sont issus de la filière professionnelle hôtelière, ils ont suivi le dur chemin allant du BEP, voire du CAP, vers le Bac professionnel, puis le BTS. Entre temps ils sont allés en stage, ils ont fait des extras, certains ont même interrompu un temps leurs études pour faire une première entrée dans la vie professionnelle, travaillant en France voire à l’étranger, (au Royaume Uni notamment). L’autre catégorie d’étudiants est tout autre. La plupart ont déjà un diplôme de l’enseignement supérieur. Dans un premier temps, certains ont entrepris des études fort ambitieuses, langues, lettres, art et même musicologie…, bref ces filière dont l’ouverture sans numerus clausus sert plus sûrement celles et ceux qui y enseignent que celles ceux qui y étudient… Diplôme en poche,  ces étudiants se sont le plus souvent retrouvés dans l’une des plus grandes entreprises de main d’œuvre de France, je veux parler de Pôle Emploi, où ils ont passé quelques temps à chercher, en vain, un travail correspondant à leur formation initiale. Ensuite, voire dès ces études prestigieuses, il a fallu survivre.  Ils ont trouvé des « petits boulots »… dans l’hôtellerie-restauration. Ils se sont dit que cette première expérience professionnelle pouvait se prolonger avec un statut plus solide et ils sont entrés, après une mise à niveau, dans ce cursus de licence professionnelle en alternance. Dans cette seconde catégorie il y a également d’autres étudiants. Ils ont suivi une première filière professionnelle en IUT dans les sections commerce ou tourisme, puis ils ont décidé de muscler cette formation initiale en se tournant vers l’hôtellerie et la restauration.
Qu’il s’agisse du premier groupe de ces étudiants ou du second, je les ai mieux connus en allant boire de temps en temps quelques bières avec certains d’entre eux à la fin des cours dans les estaminets de cette bonne ville de Saint Denis. J’ai alors au moins autant appris sur leurs conditions et surtout sur leurs espoirs qu’ils ont appris de moi sur l’histoire du goût et des habitudes alimentaires que j’étais chargé de leur enseigner.
Ces étudiants, se répartissaient entre filles et garçons de façon assez harmonieuse, avec, selon les promotions, un peu plus de filles ou un peu plus de garçons, sans jamais sombrer dans ces déséquilibres flagrants du sex ratio tels qu’on peut les observer dans d’autres filières. Toutes et tous se rêvaient des « plans de carrière » assez semblables une fois leur diplôme en poche. On y retrouvait les projets communs que voici : atteindre le plus rapidement un poste de responsabilité, un poste de « manager », travailler un temps, pourquoi pas, à l’étranger, et/ou dans un établissement de prestige. Mais surtout et pour une part importante d’entre eux, « monter leur propre affaire ». Cette dernière hypothèse faisait d’ailleurs l’objet d’une partie importante de la validation finale de leur cursus, sous la forme de la rédaction d’un mémoire où chacune et chacun devait imaginer une entreprise dont il ou elle serait le créateur, en étayant cette fiction, pour la rendre crédible, de tous les modèles économiques, managériales, et même esthétiques possibles et imaginables.
Arrivé à ce point de mon petit exposé, je peux à présent revenir à mon interrogation initiale, qu’ont donc en commun les aubergistes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles et mes étudiants du XXIe siècle ?
Je dirais qu’il s’agit d’un véritable un état d’esprit. État d’esprit complexe qui, s’il est observé de façon trop sommaire peut être confondu avec des stéréotypes.
Les formes d’expression d’un tel état d’esprit peuvent être mal comprises. Certains, parfois, les qualifient un peu trop vite de « poujadisme ». Ce n’est pas mon analyse. D’autant moins que j’ai constaté maintes fois, pour ce qui concerne mes étudiants, que l’ensemble de leur formation, qui je le rappelle se déroule dans le cadre de l’alternance, de l’apprentissage, valorise cet état d’esprit et le valorise avec raison. Un exemple ? Lorsque je rencontrais au sein des entreprises leur maîtres d’apprentissage, les compliments, ou les reproches qui étaient faits à ces jeunes apprentis tournaient toujours autour des mêmes thèmes : autonomie, esprit d’initiative, autorité…
Fierté de s’être arraché à sa condition chez les uns, volonté de progresser chez les autres. Désir de prendre son destin en main et volonté d’entreprendre, au sens le plus large du terme chez les uns comme chez les autres… Selon les grilles d’analyse théorique à travers lesquelles cet état d’esprit sera lu, on pourra le qualifier de manières très contrastées, allant de la conscience de classe d’inspiration marxiste, à l’esprit d’entreprise au sens le plus libéral du terme. Je laisserais bien évidement aux spécialistes le soin d’affiner cette analyse…
Pour ce qui me concerne, et au sein du cadre des « Rencontres François Rabelais » mon ambition a été plus restreinte.  J’ai cherché à mettre en avant  le fait que la transmission des savoir-faire au sein des entreprises des métiers de l’hôtellerie et de la restauration s’inscrit dans une tradition. Tradition des savoir-faire eux-mêmes certes, mais aussi tradition d’un certain état d’esprit, de valeurs qui, transmises de génération et génération, de façon explicite ou subliminale, donnent à ses métiers une certaine originalité.

Philippe Gillet

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QU’EST-CE QUE LE REPAS GATRONOMIQUE FRANÇAIS ?

Le repas gastronomique des français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité…

Gastronomie et terroirs en France.

Un comité intergouvernemental de l’Unesco a choisi le 16 novembre 2010 d’inscrire le repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. On entend dire que ce choix a été largement soutenu par une volonté politique, des intérêts économiques voire une allusion « subliminale » à la notion très controversée d’identité nationale, c’est possible. Il n’empêche qu’il fait écho à une question déjà ancienne dont les historiens se sont emparés depuis plusieurs décennies. Cette question est la suivante :

Comment les Français sont-ils parvenus à convaincre le monde et à se convaincre eux-mêmes de l’excellence de leur cuisine et de leurs manières de table ? Je vous propose ici quelques éléments de réponse.

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Quelle gastronomie française ?

La naissance du mot gastronomie est plus facile à dater que celle de l’activité qu’il désigne. Il a été employé pour la première fois en Français en 1801 par un auteur aujourd’hui oublié, Joseph Berchoux.  Il signifiait dès cette date « l’art de faire bonne chère ». Les humains qui ont inventé la cuisine avant l’agriculture et l’élevage, n’avaient certes pas attendu cette date pour s’intéresser de près à ce qu’ils mangeaient. Il n’en demeure pas moins que l’apparition d’un tel mot à l’aube du XIXe siècle n’était pas fortuite : une part croissante des Français prenaient alors conscience de l’originalité de leur patrimoine en ce domaine. Ce patrimoine avait connu une petite révolution deux siècles auparavant.

En effet dès le milieu du XVIIe siècle, en France, la noblesse et ses cuisiniers renouvelaient les goûts et manières de table. Seuls en Europe à avoir choisi aussi nettement la recherche systématique de l’innovation, leur singularité s’était vite révélée productive. Ce qui frappe l’historien qui se penche sur cette question, c’est l’abondance et la concordance des sources qui attestent de cette originalité française.

Des livres de recettes témoignent de modifications importantes des pratiques culinaires. Des manuels de bienséance montrent des changements profonds intervenus dans la manière de se tenir à table. Enfin, des témoignages littéraires, mémoires ou récits de voyages, font apparaître qu’en moins de cinquante ans, entre 1650 et 1700, les Français appartenant aux couches sociales privilégiées avaient acquis la certitude que leur façon de manger, étaient supérieure à celles des autres peuples d’Europe. Ce qui autorise à ne pas voir là qu’une regrettable preuve de chauvinisme, c’est qu’un grand nombre d’autres témoignages, écrits par des visiteurs étrangers venus en France, prouvent que ces derniers reconnaissaient volontiers une supériorité française en ce domaine.

Un siècle plus tard, au XIXe, les sources écrites font apparaître que la Révolution française n’avait pas changé grand-chose en matière de gastronomie, au contraire. Les Français étaient alors toujours plus nombreux à être persuadés de leur supériorité à table. Les visiteurs étrangers, de leur côté, se montraient toujours enclins à reconnaître le plaisir exceptionnel qu’ils prenaient à manger français. Le nombre de ces derniers s’était de plus singulièrement accru, car les défaites militaires récurrentes de nos armées avaient conduit un grand nombre de soldats européens à visiter la France en vainqueurs. Ils en fréquentaient assidûment les tables, qu’ils vantaient ensuite sans réserve. C’était tout particulièrement le cas pour ce qui concernait celles des premiers grands restaurants.

Les grands restaurants ! Cette invention française de la fin du XVIIIe siècle avait pris son essor au XIXe. Une nouvelle clientèle les fréquentait et s’y faisait une idée du luxe alimentaire qui avait été jusque là réservé aux seules tables privées de riches privilégiés. Dans le même temps, les mots gastronomie et gastronomes faisaient beaucoup pour la réputation de ce qu’ils désignaient, grâce notamment à des auteurs comme Grimod de la Reynière (1758-1837) et Brillat-Savarin (1755-1826).

A l’origine, la gastronomie n’est rien d’autre que cette diffusion, au XIXe siècle vers un public toujours plus large, d’un art de vivre à table qui avait été renouvelé au XVIIe, dans le cercle étroit de la noblesse française.

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Cuisine nouvelle et nouvelles manières de table…

Mais quel fut donc ce renouvellement, survenu au cours du XVIIe siècle, qui conféra une réputation aussi durable à la gastronomie française?

L’esprit d’innovation était alors stimulé par la noblesse. A l’imitation de son Roi, Louis XIV, elle n’avait de cesse que de se distinguer de l’ensemble du peuple, mais également des autres noblesses européennes. C’est ce désir élitiste de raffinement, qui engendra un vaste mouvement de rénovation des mœurs en France, à cette époque.

L’abandon par les cuisiniers français des saveurs héritées de la cuisine du Moyen âge se situe dans ce contexte. Ils ont alors fortement réduit l’usage des épices, de moins en moins considérées comme des produits de luxe. Ils ont cessé de rechercher les mélanges sucré-salé et les saveurs aigres-douces (au Moyen âge le sucre, produit importé, était considéré comme une épice). Les cuisines d’autres pays d’Europe, en particulier ceux de l’Est et du Nord, qui n’ont pas connu un tel renouvellement, conservent encore aujourd’hui intactes ces saveurs anciennes. Les cuisiniers français des XVIIe et XVIIIe siècles ont aussi privilégié les cuissons laissant aux viandes le maximum de leur saveur, ce qui eut pour effet de stimuler le développement d’une boucherie de qualité. Ils ont exigé des jardiniers, des légumes frais et précoces et des poissonniers, un approvisionnement irréprochable. Beaucoup d’exemples encore visibles attestent de ces nouvelles exigences d’alors : c’est autour de l’année 1680 que le nouveau Potager Royal à Versailles, œuvre de La Quintinie, est entré en exploitation. Grâce aux attelages qui apportaient les pêcheries de la Manche à grand galop, les poissonniers parisiens étaient en mesure d’offrir des poissons aussi frais que possible ; la rue Poissonnière, qui reliait les portes nord de Paris à son centre, rappelle par son nom encore aujourd’hui cet approvisionnement particulier.

Bref, s’il fallait résumer en une phrase la grande nouveauté de cette cuisine nouvelle du XVIIe siècle, on pourrait dire qu’elle privilégiait les saveurs naturelles des produits et non celles des apprêts.

La noblesse s’employait aussi à affiner ses mœurs de table. La fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe ont vu ainsi se généraliser l’individualisation du couvert : à chaque mangeur ses couverts. Certains, comme la fourchette, étaient d’un usage récent, car elle était auparavant  réservée au service des plats. Là encore, il s’agissait d’une rupture avec les habitudes héritées du repas médiéval, au cours duquel les convives se servaient dans le plat commun et où chacun partageait son tranchoir (petite planche de bois servant d’assiette) avec son voisin immédiat.

Au cours du XVIIIe siècle, cette nouvelle convivialité a favorisé l’émergence de l’idée moderne du repas idéal. D’une part, celui-ci se prend avant tout avec celles et ceux dont on apprécie la compagnie. D’autre part, on y privilégie l’élégance à table et on y goûte des mets et des vins recherchés pour la finesse de leur élaboration.

Cet idéal de convivialité est encore aujourd’hui le nôtre, c’est lui qui vient d’être inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité.

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Une cuisine mais surtout des cuisiniers…

Qui n‘a pas connu l‘Ancien régime n‘a pas connu la douceur de vivre… Cette phrase de Talleyrand a beaucoup frappé les esprits. Pour ce qui nous occupe ici, peut-on penser que cette douceur de vivre d’avant la Révolution française aurait suffit à renouveler les arts du goût entre les XVIIe et XVIIIe siècles ? Ou bien, à l’inverse, est-ce l’essor des arts du goût qui aurait lui-même favorisé cette fameuse douceur de vivre ? Poser la question ainsi reviendrait à ne faire de tout cela qu’une affaire de choix culturels, ce qui serait trop réducteur.

Il y a d’abord l’histoire de la France des XVIIe et XVIIIe siècles, alors première puissance européenne par sa population, sa richesse et sa politique extérieure. Une telle position est propice aux ambitions culturelles. Elle encourage aussi de fortes tendances hégémoniques, en cuisine comme ailleurs. Les débats actuels provoqués par l’extension en Europe des mœurs alimentaires nord-américaines montrent que le problème est récurrent !

Il y a ensuite la géographie de la France. C’est le plus étendu des territoires européens. Il offre des terroirs très variés, plusieurs types de climats et quatre façades maritimes. Un empire colonial étendu a enrichi, un siècle durant, ce cadre naturel déjà favorisé. Un tel capital géographique offre d’excellentes possibilités agricoles et des ressources généreuses. Le renouvellement de la cuisine décrit plus haut, privilégiait le goût naturel des produits et, par-là même la valorisation de leurs qualités. La rencontre de ce mouvement novateur avec cette géographie féconde initia un processus durable de stimulations réciproques entre produits des terroirs et savoir-faire culinaires.

Cette originalité française est durable, mais elle produit des effets contradictoires. Elle engendre souvent une défense jalouse par les Français de leurs traditions culinaires mais encourage aussi leur enthousiasme pour intégrer des nouveautés alimentaires venues d’autres pays. Elle explique également leur tendance à rechercher, parfois de manière maniaque, les produits les meilleurs, mais caractérise tout autant leur goût pour valoriser les savoir-faire qui permettent de magnifier les denrées les plus ordinaires.

Cette inventivité fut le souci constant des chefs de cuisines français. Leur célébrité fut précoce, et elle fut pour beaucoup dans notre réputation d’excellence.  Citons les plus célèbres parmi les anciens, Antonin Carême (1784-1833), qui débuta sa carrière aux fourneaux de Talleyrand, passant à ceux des cours anglaises et russes pour finir au service de la branche française des Rothschild… Auguste Escoffier (1846-1935) qui, aux côtés de César Ritz, créa véritablement la cuisine de palace, en rénovant et en normalisant la cuisine française…

Les cartes et menus des grands chefs de cuisine français d’aujourd’hui reflètent la vigueur de cette école. Alain Passard, par exemple, qui, abandonnant un temps presque complètement la cuisine des viandes, se concentrait sur une haute gastronomie des légumes, denrées jusque là considérées comme secondaires.  Il offrait ainsi un « artichaut de Bretagne grillé, au parfum de tilleul » ou des « carottes de sable à l’orange et épinards au beurre salé ». A l’inverse, Alain Senderens et Pierre Gagnaire,  maintenant très haut dressé l’étendard des produits nobles, présentaient, pour le premier un « homard de Bretagne à la vanille Bourbon de Madagascar » et pour le second de « grosses langoustines au beurre de noix, avec une royale de foie gras ». A mi-chemin de ces deux extrêmes, Alain Dutournier défendait un classique « perdreau rouge en feuille de chou tendre » ou un goûteux « gigot de brebis clouté aux anchois »…

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La gastronomie française aujourd’hui

En ce début de XXIe siècle, la gastronomie est-elle en France, la chose la mieux partagée ? Tout français est-il un gastronome-né ?

Les Français attachent toujours une grande importance à leur alimentation. Ils formalisent plus que d’autres leurs repas (horaires, rituels, etc.) et, surtout, ils y consacrent plus de temps chaque jour. Certes, un certain nombre de visiteurs étrangers en France connaissent mieux la culture gastronomique que beaucoup de français, mais il est significatif de constater qu’un français a toujours du mal à avouer ses lacunes en ce domaine. On aurait tort de voir dans ces aveux difficiles autre chose que de la mauvaise conscience, qu’un remords d’héritier vis à vis d’un legs mal valorisé. Il est aussi très significatif d’entendre beaucoup de français déclarer que la gastronomie est affaire de repas pris hors de chez soi, dans un restaurant réputé par exemple, et que la nourriture domestique, si elle est bonne et rassurante, se situe en général à un niveau inférieur.

En France, les phénomènes de modes jouent un rôle considérable en gastronomie. On voit ainsi alterner les replis frileux sur les valeurs dites « sûres » des produits et savoir-faire issus des terroirs français, avec des engouements aussi violents que spontanés pour les saveurs les plus exotiques possibles. Bref, les Français fantasment leur gastronomie autant qu’ils la vivent. Cette attitude est un moteur puissant pour la production d’un discours gastronomique très fourni. Livres, guides, revues et sites internet abondent, mais le bouche à oreille joue un rôle considérable.

Il arrive ainsi que l’essentiel de la conversation d’un repas fin soit consacré à évoquer les mets goûtés la veille ou ceux qui seront dégustés le lendemain…

Mais le « repas gastronomique des Français », réel ou fantasmé est aussi un moteur économique puissant en matière de tourisme et d’exportation. Ce sont ses productions dites « de terroirs » qui fournissent le carburant principal de ce « moteur ».  On dit que la ville française dont le nom est le plus fréquemment cité en Chine est Cognac, la région la plus connue dans le monde restant la Champagne…

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Terroirs et produits de terroirs

Vieux mot français, souvent sans équivalent dans d’autres langues, le terroir désigne classiquement une étendue limitée de terre considérée du point de vue de ses aptitudes agricoles (Dictionnaire Robert). Des géographes en ont proposé une définition plus précise encore, en parlant, par exemple, d’un ensemble de terres travaillées par une collectivité sociale unie par des liens familiaux, culturels, par des traditions plus ou moins vivantes de défense commune et de solidarité de l’exploitation (Pierre George). Mais force est de constater que les mutations vécues par la société française au cours du XXe siècle ont donné au mot terroir un pouvoir d’évocation qui dépasse très largement les limites de ces définitions académiques.

Devenu tout à la fois une valeur refuge authentique et le lieu commun de nostalgies diverses, le terroir est avant tout identifié aux produits qui en sont issus, pour lesquels il devient un signe tangible de qualité, voir même un véritable label.

Les Français ont une conscience particulièrement aigüe de la valeur économique et surtout culturelle de leurs produits de terroirs. En France, les pouvoirs publics conduisent depuis quelques années une réflexion approfondie à leur sujet. Elle a permis d’établir des critères qui les qualifient clairement.

Si un tel produit ne peut, par définition, être transposable d’un terroir dans un autre, il est clair que ses qualités ne peuvent pas être ramenées aux seules conditions naturelles du milieu qui l’a vu naître. Ce milieu n’est un terroir que parce que les hommes qui y vivent y ont patiemment «fabriqué leur territoire» au cours de siècles passés et continuent à le faire aujourd’hui.

Ces produits traditionnels, dits de terroirs dépendent donc au moins autant des conditions naturelles que des savoir-faire humains.

De même, il serait tout aussi erroné de faire des produits de terroirs les créations de sociétés rurales confinées, repliées sur elles-mêmes. Certes les traditions agricoles reposent sur des patrimoines culturels locaux, mais elles se sont nourries aussi d’ouvertures répétées sur le vaste monde. L’innovation « bien tempérée» est un élément protecteur de la ruralité, pas une menace.

Enfin, et c’est un paradoxe, un produit de terroir ne le devient véritablement que par le fait d’être connu et recherché hors de la région qui l’a vu naître.

Cette dernière condition est à la fois un bienfait et une source de risques graves. Un bienfait, car la célébrité devient vite une garantie de pérennité pour un produit traditionnel de qualité. Une source de risques graves aussi, car le succès fait naître souvent la volonté d’accroître les rythmes de production et les quantités produites. Cette intensification recèle une menace : celle de l’affadissement des qualités fondamentales qui faisaient justement la valeur de la production traditionnelle, par définition assez malthusienne. La recherche de l’équilibre dans un tel contexte s’avère délicate.

On le voit, terroirs et produits de terroirs ne sont pas des sortes de pièces de musées, au statut figé par le sens commun. Il convient au contraire d’insister sur leur nature dynamique et leur appartenance aux espèces vivantes. Ainsi, la défense des terroirs et de leurs productions est autant une affaire de vigilance pour en préserver l’authenticité que de capacité d’adaptation aux évolutions du monde.

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Pour clore en quelques mots, le choix opéré par le comité intergouvernemental d’inscrire le repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, même s’il fut, comme on le dit, le fruit de laborieuses tractations, s’appuyait également sur des valeurs réelles et des traditions authentiques.

Philippe Gillet

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